Ah
! Le vendredi est toujours jour de délivrance. La dernière sonnerie de la
journée sonne et a un effet magique sur mes élèves. Ils sont encore derrière
leur bureau mais leur esprit est déjà hors du collège. Ils sont tellement
contents d'être en week-end qu'ils en oublient instantanément le texte de
Ronsard avec lequel je les ai bassinés pendant une heure. Ils ne s'excitent pas
comme des animaux en cage, bien au contraire, leur joie est sereine. C'est
d'autant plus frappant et agréable que c'est la seule fois où je les ai dans un
tel état. Ils font un tel tapage d'habitude que, sans attendre mon
autorisation, sans même attendre que je finisse mon cours, ils s'approprient la
décision de quitter la classe et je n'ai jamais la force de les en empêcher.
Mais les vendredis, c'est différent. Ils savent que c'est l'heure de partir,
mais guettent quand même mon point final pour commencer à ranger leurs affaires
et sortir. Aucun empressement, aucun cri, seulement des rires silencieux... Ils
savourent jusqu'au passage du portail extérieur la perspective de cette petite
liberté. Toutes les rancunes envers celle qui leur a flanqués des salles notes,
celle qui les ennuie parfois, tout ça disparaît. La sonnerie du vendredi
indique que le collège est terminé, et que la prof un peu chiante redevient une
femme plutôt sympa en fin de compte. Même Djad, lui qui m'a particulièrement
désespérée tout à l'heure avec sa lecture hachée du poème, me sourit en
quittant la classe en dernier.
Mais si eux montrent une certaine
réserve dans leur plaisir, on ne peut pas dire que je sois aussi respectable.
Aussitôt que Djad est hors de vue, je ne prends pas le temps de classer toutes
les feuilles volantes qui traînent sur mon bureau, je les jette en vrac dans ma
sacoche. Pas besoin de faire le tour des fenêtres pour fermer les volets, ils
le sont déjà à cause du soleil. Un petit coup d'interrupteur pour les lumières,
un petit tour de clé, et l'affaire est dans le sac. La vue de deux jours de
repos ne donne pas seulement des ailes aux élèves.
L'usage voudrait que j'aille dans la
salle des profs, que je bavarde un petit quart d'heure avec quelques collègues,
avec lesquels j'échangerais quelques civilités avant de m'éclipser. Je ne dis
pas que j'ai horreur de cette petite réunion mondaine. Il y a des profs que
j'apprécie énormément et avec qui j'aime bien discuter. Mais j'ai eu toute la
semaine pour le faire, et je ne suis pas quelqu'un qui aime parler pour ne rien
dire. Et puis surtout, le vendredi est sacré, avec notamment ce besoin pressant
de m'éloigner d'ici et de couper toute attache à ce qui fait la vie du collège.
Néanmoins je ne peux pas m'empêcher de faire un petit détour par le CDI. Je
frappe à la porte et appuie sur la poignée, mais le verrou résiste. Killian
finit à quatre heures, il est donc normal de trouver porte close.
Sur le parking, je persiste à
chercher des yeux la Polo
de Killian, espérant bêtement qu'il aurait été retenu au collège. Mais je ne
vois ni lui ni sa voiture. Killian et moi sommes ensemble depuis trois mois et,
alors qu'au début j'étais plutôt réticente vis-à-vis de cette relation, je me
surprends à être de plus en plus amoureuse de cet homme. Il a dix ans de plus
que moi, il est divorcé, il a une calvitie naissante, c'est un fumeur
impénitent, et il est passionné par le cinéma de Bollywood. Mais ce ne sont pas
ces caractéristiques qui m'ont séduite. C'est plutôt sa persévérance, sa
maturité, son respect pour moi. Il lui a quand même fallu plus de six mois pour
que j'accepte de dîner avec lui. Et j'ai consenti un jour de déprime, un jour
où j'avais besoin de compagnie plus que de discours amoureux. Mais en sautant
le pas, j'ai découvert un autre monsieur. J'ai découvert un gentleman, un homme
attentionné et intéressant. Je m'étais rendue à ce rendez-vous par désespoir,
et j'en suis ressortie follement éprise. Dès le début les collègues n'ont pas
cessé de nous narguer. Au départ, ils se moquaient de Killian et de son
entêtement, mais quand ils ont compris que la situation s'était renversée, les
langues se sont apaisées.
Pourtant, dieu sait que je n'étais
pas la dernière à le trouver insignifiant ! Il s'obstinait à attirer mon
attention et moi je faisais la sourde oreille. J'avais un peu honte. C'est bête
à dire... Mais j'avais du mal à digérer que le seul homme dans le collège qui
voyait en moi un objet de désir fut ce bibliothécaire sans attrait. Et c'est
peu dire à quel point je le trouvais quelconque, car je ne l'ai remarqué qu'un
long mois après la rentrée lorsque j'ai amené une classe au CDI. Il est resté caché
derrière son bureau pendant toute l'heure, ne m'adressant pas la parole, mais
ses regards l'ont trahi. Je me suis tout de suite sentie gênée. Et puis très
vite, son jeu de séduction s'est mis en place... petits mots dans mon casier,
bouquets de fleurs déposés discrètement dans ma classe. Tous les vendredis il
persistait à m'inviter boire un verre, je refusais systématiquement.
Qu'aurait-on donc pensé de moi si j'avais accepté ? Car personne n'était dupe.
En toute amitié, il y a des profs qui s'invitent entre eux. Mais entre Killian
et moi, la proposition était équivoque, et tout le monde le savait. Killian ne
faisait rien en coulisse, et à force d'obstination, il était devenu sujet aux
moqueries. Il m'a dit depuis que c'était son affection pour moi qui lui avait
donné le courage de supporter tout ça. Il croyait dur comme fer que tôt ou tard
je cèderai. Et sa patience a eu raison de mon indifférence.