Samantha Karmel 5/9
Et puis j'ouvre mon abri, je m'enferme de mon plein gré entre ces murs tant détestés. Je
retrouve le même papier peint que l'on avait posé ensemble, je retrouve
cette odeur d'eau de Cologne qui s'échappe de la moquette, témoignage
d'un flacon que Mattheuw avait renversé un jour, en voulant
m'embrasser... Franchement, comment pourrais-je oublier dans ces
conditions ? Il serait si simple de changer le papier peint, de changer
la moquette, mais même ça je ne peux pas. Il y a toujours cette petite
voix qui me retient, qui me dit Non, ne fais pas ça ! Tu vas le
regretter ! Tu n'as pas le droit ! Alors j'abdique, sans grande
difficulté.
Je glisse le disque dans le lecteur DVD, mon
unique hommage à la nouvelle technologie, et je me glisse dans mon
canapé-lit. J'ai la télécommande à ma gauche, un bol de céréales à ma
droite, la lumière est éteinte, je suis prête. C'est comme un rituel,
avec des gestes religieux, l'esprit dans une autre sphère. Le cinéma,
c'est encore une forme d'évasion interne. Chaque soir, je vis de
nouvelles aventures, je suis amoureuse, aventurière, séductrice,
victime, jeune, vieille, roturière, femme d'affaire. Je profite des
possibilités infinies qu'offre la vie. J'en profite en pensant que,
comme ce n'est que du cinéma, il ne peut rien m'arriver, que je
retrouverai quoi qu'il arrive mon chez-moi dans le même état que la
veille, aussi insipide que douillet, aussi réconfortant que
contraignant. Et puis, c'est le seul instant où je peux laisser aller
mes émotions, où je peux desserrer les liens qui les emprisonnent. J'ai
peur devant un film d'horreur, je pleure si c'est triste, j'esquisse un
sourire si c'est comique, je suis nerveuse quand il y a un suspense
insoutenable. Je vis l'histoire comme s'il n'y avait pas de scénario ni
de caméra, je la vis comme si elle pouvait un jour me surprendre pour
de vrai. Je suis ébahie devant certaines répliques, je me dis que c'est
impossible de parler comme ça, de sortir, d'improviser un discours
pareil. Mais j'en apprends quand même quelques-unes par cœur, par pur
prestige, alors que je sais très bien que jamais je ne pourrais les
replacer dans une conversation. Ce n'est pas mon genre de chercher à
impressionner.
"Rencontre avec Joe Black"... Un vieux bonhomme,
campé par Anthony Hopkins, se voit contraint d'héberger la mort en
personne, sous les traits de Joe Black. Il doit l'aider à découvrir ce
qu'est la vie terrestre, avant que la mort ne l'emporte. C'est un
affrontement d'une rare intensité, entre l'amour de la vie et l'attrait
de la mort. J'en ai les larmes aux yeux quand le générique défile avec
la lenteur d'une oraison funèbre. Il y a un souffle chaud qui traverse
l'appartement, qui arrive jusqu'à moi, qui m'enlace. J'aime cette
sensation de satisfaction après un film qui m'a bouleversée. Cela
n'arrive pas souvent, mais quand ça arrive... Ah ! Quand ça arrive,
c'est merveilleux. Et c'est exactement ce que je ressens en ce moment.
Et puis, il y a cette fatigue qui accroît les sensations. Le sommeil me
prend, je me laisse aller dans ses bras, je sens que je m'endors. J'ai
passé une bonne journée...
C'est étrange. Le soleil ne m'arrive pas de la fenêtre, j'ai
plutôt l'impression qu'il est juste au-dessus de moi. Je sens bien que
je suis dans mon lit, j'ai les yeux fermés, je respire l'odeur de mes
draps, je suis en terrain connu. Mais j'ai une drôle de sensation, une
sensation de claustration. Je suis sûre que si je tends les bras de
chaque côté, je serai bloquée par quelque chose d'épais et rocheux.
Alors, je garde les bras enfouis sous mon ventre, par peur de donner
raison à mon instinct. C'est comme un rêve éveillé. Je me sens
réveillée, je me sens bouger dans mon lit, et en même temps je ne peux
pas ouvrir les yeux, ni commander mon esprit. Mon rêve me retient. Et
puis tout à coup, je sens distinctement l'acier se poser contre ma
tempe, j'entends le clic d'un revolver prêt à faire son office. Je suis
tétanisée, je ne peux pas faire un geste pour me défendre. Une main
glaciale s'assoie sur mon épaule. Ce n'est pas une main humaine, on
dirait plutôt la patte velue d'un animal. Mon cœur s'apaise. J'ai
encore le souffle coupé mais j'ai moins peur. Le canon du revolver se
soulève délicatement, puis se repose sur ma peau, se soulève à nouveau,
puis se repose, comme s'il battait le tempo. Mais je ne sais pas ce qui
se passe, je ne sais pas qui me menace. L'incertitude et l'angoisse
montent. C'est alors que je distingue une voix. C'est... non, ce n'est
pas possible, on dirait celle qui parle à William Parrish au tout début
de Rencontre avec Joe Black :
- "N'aie pas peur Samantha Karmel. Il est l'heure de venir avec moi, tout va bien se passer. Tu dois avoir confiance."
J'ai compris. C'est la mort qui est venue me chercher. Je suis prise
de vertige, et en même temps je m'entends lui répondre d'une voix
fragile :
- "Mais je n'ai que vingt-quatre ans ?
- Et
alors ? Cela n'a aucune importance. Il suffit de voir comment tu mènes
ta vie pour savoir que ta place n'est pas sur terre. Tu n'as ni famille
ni ami, tu n'as ni espoir ni courage. Tu gaspilles tout ce que te donne
la vie. Tu es un rebut de l'humanité. Qu'as-tu apporté à la vie qui
puisse lui donner envie de te garder ? (...)