Samantha Karmel 3/9
La vie ne me quitte jamais, elle me rappelle sans cesse à ma triste existence, elle ne veut pas que je la déserte trop longtemps. Cela
voudrait dire que j'oublie mon tourment, et je n'en ai pas le droit. Je
dois avoir perpétuellement mal, même quand je souris. Le poids de ma
désolation est plus ou moins lourd mais elle est toujours là. Elle a
trouvé un coin sympa où loger dans ma tête, et n'entend pas se faire
chasser comme ça. Le cours de ma vie est d'un tragique pitoyable, je
suis l'actrice qui attend les directives du metteur en scène, et elles
ne viennent pas. Il est parti quand l'action devenait intéressante,
quand l'effet dramatique devenait intense. Il m'a laissée en plan sur
la scène, les bras ballant, la bouche ouverte. Je suis dans cette
position depuis sept ans, je n'ai ni crampe ni impatience. Je guette
seulement le signe qui ne vient pas. Et en l'attendant je passe un coup
de chiffon sur le miroir, j'essuie la poussière qui se reflète sur mon
visage. J'aime bien me regarder dans les miroirs. Je fixe mes traits et
je décèle ce qui ne se voit pas, la lueur terne dans mes yeux, la
crispation de ma bouche, la froideur de mon teint. Les gens ne savent
pas que le visage qu'ils ont en face d'eux n'est qu'un visage
clandestin. Ils voient de la douceur, de la prévenance, ils prennent
mon air silencieux pour de la timidité. Ils ne savent pas. Je n'ai
jamais été timide. J'étais même plutôt délurée quand j'étais petite,
débrouillarde et sociable. Aujourd'hui je suis atteinte d'un mal bien
plus grand que la timidité. J'aimerais bien être plus affable, plus
accessible, mais c'est impossible car je suis coincée derrière une
glace sans teint, et sans brèche. Je perce les gens au plus profond
d'eux-mêmes, mais personne n'a accès à tout ce qui me compose. Je leur
parle, ils me parlent, il y a des petits trous qui laissent passer les
voix. Il n'y a pas moyen de se toucher, il faudrait pour cela briser la
glace, et je ne serais plus protégée. Je serais à la merci des désirs
des autres, je serais obligée d'abandonner ma carapace. Et où irai-je
alors ? Je ne connais rien d'autre. L'adage Carpe Diem me crache dessus
sans même essayer de me comprendre. Il croit que son message est
universel, que tout le monde est capable de se l'approprier. Il ne sait
pas.
Par contre, moi, ce que je sais bien m'approprier, ce sont
les trames de mon imagination. Je peux tout ramener à ma misérable
personne, rien qu'en m'inspirant d'une personne qui passe derrière la
vitrine, d'une chanson à la radio, d'une conversation que j'écoute
d'une oreille distraite. Par exemple cette femme, là, qui entre, cachée
par ses longs cheveux blonds, et qui s'assoie au bout du comptoir. Je
pourrais aller la voir, juste dans l'idée de la servir. Pour commander,
elle serait obligée de lever la tête et de me montrer une de celles qui
me hantent jours et nuits, je reconnaîtrais celle que je ne connais que
sous le nom de blondasse. Est-ce qu'elle me reconnaîtrait de son côté ?
Si ce n'est pas le cas, je me sentirais le courage de le lui rappeler.
Je lui demanderais de ses nouvelles, pas des siennes à elles, non, mais
de celles de Mattheuw. Je ne veux pas savoir les détails de leur
relation, juste savoir comment il va, lui. Mais elle, elle ne serait
occupée qu'à se plaindre, qu'à se plaindre qu'après six ans de mariage,
et une petite fille aux cheveux aussi blonds que sa maman, il l'aurait
abandonnée comme une moins que rien. Elle lui avait pourtant tout
donné, même son job... Il s'était servi d'elle, le beau salaud ! L'année
dernière, ils auraient divorcé, elle aurait obtenu la garde de la jolie
Boucle d'Or, plus la jolie pension alimentaire qui va avec, et lui, il
aurait retrouvé cette liberté qui apparemment lui est si chère. Alors
la blondasse serait là, les yeux dégoulinant de mascara, en train de
jouer avec son cognac, elle ne cesserait pas de geindre, de répéter
qu'elle ne s'en remettra pas, qu'elle est brisée. Elle me regarderait
avec des yeux cherchant la compassion. Mais elle n'a rien compris. Je
ne peux pas me joindre à ses lamentations, j'ai dépassé ça depuis
longtemps. Moi, je suis différente. Les années de solitude m'ont
endurcie, je ne vois plus la souffrance comme une ennemie, plutôt comme
une alliée. Nous ne sommes pas du même camp, mais nous nous entraidons.
La blondasse, elle, elle ne peut pas comprendre. Alors je lui dirais
gentiment, mais sans cacher mon hypocrisie, que ce n'est pas si grave,
qu'elle ne tardera pas à refaire sa vie, qu'elle oubliera vite
Mattheuw... Comme ça, il n'existera plus que dans ma tête, pour moi
seule. Elle me regarderait, avec une lueur sincère et reconnaissante
dans les yeux, et elle dirait que j'ai raison. Elle s'en irait en
sautillant, comme doit le faire sa petite fille en sortant de l'école,
elle s'en irait...
- "Où sont les toilettes, s'il vous plaît ?"
Je sursaute, effrayée par cette brusque interruption. La femme blonde
n'est pas la blondasse. C'est une cliente que je n'avais jamais vue, et
que je ne reverrai probablement pas après qu'elle soit allée aux
toilettes, et qu'elle ait fini son café. Alors je suis bien obligée de
reprendre le fil de la réalité. J'attrape un verre, je le lave, et je
l'essuie, j'en attrape un deuxième, puis un troisième, et ainsi de
suite. Je regarde l'heure, il n'est pas loin de cinq heures moins le
quart. Le temps passe vite... Il passe et ne revient pas. Si je fais le
bilan de mes trois heures de travail, j'ai derrière moi une petite
dizaine de clients satisfaits, un bar propre et bien rangé, et des
milliers de pensées. Que m'ont-elles apporté ? A part cette éternelle
nostalgie et cette constante amertume ? Ces milliers de pensées,
accumulées à des milliers d'autres, n'apaisent pas mon âme, bien au
contraire. Il est évident qu'elles ne sont pas difficiles, qu'elles
s'accommodent parfaitement d'une tristesse sourde, de regrets, et d'une
absence totale de volonté, et c'est bien triste. Mais peut-être qu'un
peu de diversité ne lui ferait pas de mal. Enfin, on fait avec ce qu'on
a... (...)