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Les Fausses abandonnées
Les Fausses abandonnées
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13 décembre 2006

Samantha Karmel 3/9

   

La vie ne me quitte jamais, elle me rappelle sans cesse à ma triste existence, elle ne veut pas que je la déserte trop longtemps. Cela voudrait dire que j'oublie mon tourment, et je n'en ai pas le droit. Je dois avoir perpétuellement mal, même quand je souris. Le poids de ma désolation est plus ou moins lourd mais elle est toujours là. Elle a trouvé un coin sympa où loger dans ma tête, et n'entend pas se faire chasser comme ça. Le cours de ma vie est d'un tragique pitoyable, je suis l'actrice qui attend les directives du metteur en scène, et elles ne viennent pas. Il est parti quand l'action devenait intéressante, quand l'effet dramatique devenait intense. Il m'a laissée en plan sur la scène, les bras ballant, la bouche ouverte. Je suis dans cette position depuis sept ans, je n'ai ni crampe ni impatience. Je guette seulement le signe qui ne vient pas. Et en l'attendant je passe un coup de chiffon sur le miroir, j'essuie la poussière qui se reflète sur mon visage. J'aime bien me regarder dans les miroirs. Je fixe mes traits et je décèle ce qui ne se voit pas, la lueur terne dans mes yeux, la crispation de ma bouche, la froideur de mon teint. Les gens ne savent pas que le visage qu'ils ont en face d'eux n'est qu'un visage clandestin. Ils voient de la douceur, de la prévenance, ils prennent mon air silencieux pour de la timidité. Ils ne savent pas. Je n'ai jamais été timide. J'étais même plutôt délurée quand j'étais petite, débrouillarde et sociable. Aujourd'hui je suis atteinte d'un mal bien plus grand que la timidité. J'aimerais bien être plus affable, plus accessible, mais c'est impossible car je suis coincée derrière une glace sans teint, et sans brèche. Je perce les gens au plus profond d'eux-mêmes, mais personne n'a accès à tout ce qui me compose. Je leur parle, ils me parlent, il y a des petits trous qui laissent passer les voix. Il n'y a pas moyen de se toucher, il faudrait pour cela briser la glace, et je ne serais plus protégée. Je serais à la merci des désirs des autres, je serais obligée d'abandonner ma carapace. Et où irai-je alors ? Je ne connais rien d'autre. L'adage Carpe Diem me crache dessus sans même essayer de me comprendre. Il croit que son message est universel, que tout le monde est capable de se l'approprier. Il ne sait pas.
    Par contre, moi, ce que je sais bien m'approprier, ce sont les trames de mon imagination. Je peux tout ramener à ma misérable personne, rien qu'en m'inspirant d'une personne qui passe derrière la vitrine, d'une chanson à la radio, d'une conversation que j'écoute d'une oreille distraite. Par exemple cette femme, là, qui entre, cachée par ses longs cheveux blonds, et qui s'assoie au bout du comptoir. Je pourrais aller la voir, juste dans l'idée de la servir. Pour commander, elle serait obligée de lever la tête et de me montrer une de celles qui me hantent jours et nuits, je reconnaîtrais celle que je ne connais que sous le nom de blondasse. Est-ce qu'elle me reconnaîtrait de son côté ? Si ce n'est pas le cas, je me sentirais le courage de le lui rappeler. Je lui demanderais de ses nouvelles, pas des siennes à elles, non, mais de celles de Mattheuw. Je ne veux pas savoir les détails de leur relation, juste savoir comment il va, lui. Mais elle, elle ne serait occupée qu'à se plaindre, qu'à se plaindre qu'après six ans de mariage, et une petite fille aux cheveux aussi blonds que sa maman, il l'aurait abandonnée comme une moins que rien. Elle lui avait pourtant tout donné, même son job... Il s'était servi d'elle, le beau salaud ! L'année dernière, ils auraient divorcé, elle aurait obtenu la garde de la jolie Boucle d'Or, plus la jolie pension alimentaire qui va avec, et lui, il aurait retrouvé cette liberté qui apparemment lui est si chère. Alors la blondasse serait là, les yeux dégoulinant de mascara, en train de jouer avec son cognac, elle ne cesserait pas de geindre, de répéter qu'elle ne s'en remettra pas, qu'elle est brisée. Elle me regarderait avec des yeux cherchant la compassion. Mais elle n'a rien compris. Je ne peux pas me joindre à ses lamentations, j'ai dépassé ça depuis longtemps. Moi, je suis différente. Les années de solitude m'ont endurcie, je ne vois plus la souffrance comme une ennemie, plutôt comme une alliée. Nous ne sommes pas du même camp, mais nous nous entraidons. La blondasse, elle, elle ne peut pas comprendre. Alors je lui dirais gentiment, mais sans cacher mon hypocrisie, que ce n'est pas si grave, qu'elle ne tardera pas à refaire sa vie, qu'elle oubliera vite Mattheuw... Comme ça, il n'existera plus que dans ma tête, pour moi seule. Elle me regarderait, avec une lueur sincère et reconnaissante dans les yeux, et elle dirait que j'ai raison. Elle s'en irait en sautillant, comme doit le faire sa petite fille en sortant de l'école, elle s'en irait...
    - "Où sont les toilettes, s'il vous plaît ?"
  Je sursaute, effrayée par cette brusque interruption. La femme blonde n'est pas la blondasse. C'est une cliente que je n'avais jamais vue, et que je ne reverrai probablement pas après qu'elle soit allée aux toilettes, et qu'elle ait fini son café. Alors je suis bien obligée de reprendre le fil de la réalité. J'attrape un verre, je le lave, et je l'essuie, j'en attrape un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite. Je regarde l'heure, il n'est pas loin de cinq heures moins le quart. Le temps passe vite... Il passe et ne revient pas. Si je fais le bilan de mes trois heures de travail, j'ai derrière moi une petite dizaine de clients satisfaits, un bar propre et bien rangé, et des milliers de pensées. Que m'ont-elles apporté ? A part cette éternelle nostalgie et cette constante amertume ? Ces milliers de pensées, accumulées à des milliers d'autres, n'apaisent pas mon âme, bien au contraire. Il est évident qu'elles ne sont pas difficiles, qu'elles s'accommodent parfaitement d'une tristesse sourde, de regrets, et d'une absence totale de volonté, et c'est bien triste. Mais peut-être qu'un peu de diversité ne lui ferait pas de mal. Enfin, on fait avec ce qu'on a... (...)

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