Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Fausses abandonnées
Les Fausses abandonnées
Derniers commentaires
13 décembre 2006

Samantha Karmel 1/9

C'est une belle journée ensoleillée qui a commencé sans moi. Un méchant rayon traverse la minuscule ouverture et me trouve complètement enfouie sous mes draps. A croire qu'il me vise personnellement. C'est bon, il a gagné, je me lève. De toute façon c'est l'heure. Il est presque midi. Je fais passer une omelette avec un café et je vais sur mon balcon. Je fume une cigarette et j'espionne la vie de ceux qui passent en dessous. Sam_03Ça grouille, ça court, ça se bouscule, ça se tient la main, ça attend le bus. Et moi je suis au-dessus de tout ça, je suis chez moi, je ne m'affaire pas à me fondre dans la masse. Je les regarde avec indifférence et mépris. Mais je sais bien que derrière ce regard se cache une petite envie. Pas de la jalousie, juste de l'envie. On déteste ce que l'on ne peut posséder, c'est bien connu. Sur ce point, je ne suis pas bien différente. Ma cigarette n'a plus rien à donner, alors je rentre, je m'enferme à nouveau. J'ai les gestes d'un automate, les mêmes depuis presque sept ans. Après la cigarette, je passe sous la douche, je m'habille et je sors. Je n'aime pas cet appartement, et en même temps, je ne pourrais pas vivre ailleurs. Il a tout vécu avec moi depuis que je suis à Paris. Il m'a vue sourire, croire, et puis il m'a vue pleurer, m'isoler. Je ne l'aime pas peut-être justement parce qu'il en sait beaucoup trop sur moi, et que cela m'effraie. Mon premier souci est que rien ne s'échappe de moi, que personne ne sache ce que je porte en moi, la douleur qui s'acharne à gouverner mon existence. Quand je suis chez moi, je n'ai plus besoin du masque de la normalité, je peux laisser aller mon amertume. Les murs de mon deux-pièces aiment ce spectacle, ils aiment la déchéance que je traverse. Alors moi je ne les aime pas. Mais si j'allais ailleurs, ce serait tourner la page, oublier le passé, lui être infidèle. Pour moi, ce n'est pas envisageable. Je sais que je n'ai aucun espoir de retrouver ce que j'ai perdu, je ne le souhaite même pas. Mais je me suis créée une vie transparente et je veux qu'elle me convienne, je me plais à croire qu'elle est la seule qui me convienne. Voilà, c'est ça ma vie, un perpétuel monologue où je ressasse mes souvenirs, mes angoisses, où je n'attends plus rien, même pas la délivrance. Je n'ai que vingt-quatre ans.
    Dans les escaliers je croise la dame du premier. Elle me dit bonjour, je lui réponds avec une grimace qui se veut aimable. C'est parti, en avant la mise en scène. Sur le trottoir, en bas de mon immeuble, je respire un bon coup, et j'avance. Je m'insère dans cette même foule que je méprisais tout à l'heure. Je ne suis d'aucune excentricité, personne ne me prête attention, c'est tout ce que désire. Je regarde les hommes du coin de l'œil, mais je ne soutiens jamais leur regard. Leur intérêt m'indispose, et je presse le pas. Je suis sauvage, je ne l'ai pas toujours été...
    Et puis j'arrive devant la vitrine de Véralyne, complètement recouverte d'affiches de films, même la porte serait introuvable s'il n'y avait pas cette grosse poignée dorée. J'y vais, comme chaque jour, rendre le DVD que j'ai emprunté la veille, La Planète des singes, cette fois-ci, et j'ai à peine refermé la porte derrière moi que je reconnais la douce voix de Véralyne, petite femme au dos courbé :
    - "Alors Samantha, comment as-tu trouvé Mark Walbergh ?
    - Pas mal."
  Pour Véralyne, c'est suffisant. Elle sait qu'elle n'obtiendra rien de plus de moi, et elle n'en a pas besoin. C'est clair entre nous. Pas mal signifie qu'elle peut mettre le film en coup de cœur, bof, c'est que ce n'est pas la peine d'en commander d'autres. Je ne sais pas comment elle a trouvé le truc mais elle me l'a confié une fois, c'est infaillible. Si je peux rendre service de cette façon, pourquoi pas ? C'est à mon tour maintenant :
    - "Qu'est-ce que vous me servez aujourd'hui ?
    - Je t'ai mis de côté Rencontre avec Joe Black. Je suis sûr que ça va te plaire.
    - On verra bien. A demain."
  Voilà, c'est comme ça depuis plusieurs années. Une entente cordiale mais discrète m'attache à cette petite femme. Elle me fait de la peine lorsqu'elle essaie désespérément d'entamer la conversation et que je suis obligée de lui répondre que je suis pressée. Elle garde espoir qu'un jour je me confie à elle, mais elle ne sait pas.
    Finalement je m'extirpe de la boutique sans mal et je retrouve le bruit de la ville, avec toutes ses notes incompréhensibles et disgracieuses parce que personne ne sait les diriger. Moi-même je ne le saurais pas. Je ne suis pas de celles qui pensent mener leur vie comme un chef d'orchestre, qui veulent trouver le bonheur en même temps que la sécurité, l'argent, l'amour, qui vivent dans l'illusion de la parfaite existence. Moi je suis loin de tout ça. J'ai compris depuis longtemps que c'est la vie qui nous mène par le bout du nez, qu'en aucun cas nous n'avons notre mot à dire, que nous devons accepter et languir, accepter et souffrir. J'ai l'esprit plein de pensées noires, mais elles ne sont pas arrivées là toutes seules. Je ne me suis pas levée un beau matin en me disant que désormais ma vie serait foutue, irrémédiablement foutue. C'est la vie elle-même qui a fait que je suis venue en France par amour, et que cet amour m'a été enlevé, ou plutôt que cet amour m'a abandonnée. Je suis orpheline, et je ne l'ai demandé à personne. Mattheuw m'avait promis une vie magnifique, il n'a pas tenu sa promesse, il est parti avec indifférence, et aujourd'hui, je paie les pots cassés. Rien ne m'avait préparé à un tel arrachement. En fait, je me dis souvent que si ça avait été la mort la responsable de mes maux, j'aurais pu réagir différemment, j'aurai pu justifier le sentiment de deuil qui m'escorte perpétuellement. Ce n'est pas le cas, c'est pire encore. C'est une blondasse qui m'a enlevé Mattheuw, sa patronne qui plus est. Dès notre arrivée, il me l'a outrageusement présentée, m'a narguée sans état d'âme et est parti avec elle. Jamais je n'aurai pu imaginer que celui pour qui j'avais tout quitté, famille, patrie, étude, jamais je n'aurai pu imaginer qu'il cachait une âme aussi perverse. J'ai été souillée, balafrée de l'intérieur. La blessure est ouverte depuis sept longues années, elle ne veut pas se cicatriser, et je ne peux rien y faire. (...)

Publicité
Commentaires
Les Fausses abandonnées
Publicité
Publicité