Nicole Vivek 3/16
Peut-être n'ai-je aucun talent. J'ai
abandonné les cours de danse trop tôt pour savoir ce que je valais. Ce
que je sais, je l'ai appris toute seule, et il n'y a que mon fidèle
miroir qui puisse me dire si c'est bien ou pas. Mes parents ne m'ont
jamais interdit les cours de danse, ils m'ont seulement imposé un
soutien scolaire particulièrement intensif. Et les deux se combinant
difficilement, il a fallu sacrifier quelque chose. Toujours est-il que
maintenant, je suis une danseuse frustrée, une fille qui est obligée
d'exprimer sa passion dans son salon et certainement maladroitement.
Mais peut-être que je gâche mon génie...
En tout cas, au jour
d'aujourd'hui, alors que je m'étire, j'apprécie les regards que l'on
porte sur moi. Je ne cherche pas à savoir ce qu'ils signifient.
Peut-être ai-je l'instinct de la grande danseuse toujours sous les
projecteurs, toujours offerte au regard du public. Mais mes rêves
restent dehors lorsque je rentre dans ma voiture et que je ferme la
portière. Quand je sors du parking, le ciel déverse instantanément une
pluie torrentielle. Ma vie est comme ça, providentielle, et sans
surprise.
La semaine s'est déployée avec calme et volupté... Et même si je
n'arrive pas à adorer mon boulot, je le fais avec autant de
professionnalisme que possible, mais sans débauche d'énergie. Tous les
matins, je traîne les pieds, j'ouvre mon bureau avec le sentiment amer
de perdre mon temps. Je fais ce qu'il y a à faire, j'essaie d'être la
meilleure, et j'y arrive sans trop de difficulté. Le minimum m'octroie
la préférence du patron, préférence purement professionnelle. Les
autres me respectent parce que je fais du bon boulot, et parce qu'ils
croient que je m'épanouie dans ces méandres de paperasses. Je ne peux
pas dire que je déteste mon boulot, mais de là à dire que je l'adore !
Par moment, je ressens un tel ennui ! Je sais bien qu'il y a des tas de
gens qui ont un job par simple souci financier, pour payer les factures
et les courses. Je sais bien que je ne suis pas la seule au monde à ne
trouver aucun plaisir dans son boulot. Je sais bien qu'il y en a qui
envient mon salaire. Je n'ai pas le droit de me plaindre. Mais si
seulement ils savaient que j'échangerais volontiers tout ça contre la
liberté de danser !
Tout ça étant, je ne suis pas là pour
ressasser ma semaine. C'est justement pour évacuer toutes les tensions
du cabinet que je viens courir ici. Si je m'éloigne de chez moi, c'est
un peu pour m'éloigner de mon quotidien, alors finies les pensées
noires !
Il a plu toute la nuit. Je respire cette odeur
particulière de terre mouillée qui me rappelle les promenades
familiales au bois de Vincennes. Il fait frais. Ça fait à peine cinq
minutes que je suis partie et je sens déjà mes joues en feu. Il y a des
jours comme ça où on ne se sent pas très courageuse. J'ai eu du mal à
me sortir du lit ce matin. J'ai même failli me convaincre que faire une
exception ne me serait pas fatal. Mais j'ai fini par faire taire cette
petite voix mielleuse, et c'est avec poigne que j'ai enfilé ma tenue.
Manquer mon rituel ! Que je sois maudite si je deviens paresseuse !
Alors me voilà, fraîche et dispos, frissonnante sous une température
pas très généreuse. J'aperçois le pont d'Irwyn, je n'ai même pas fait
la moitié...