Nicole Vivek 1/16
J'habite la très jolie et très huppée ville de Versailles. J'y
ai grandi, j'y habite, j'y travaille, ma vie en fait n'a pratiquement
connu qu'elle en décor. C'est à la fois rassurant et étouffant. Je
ressens souvent le besoin de m'éloigner de ces rues sans surprise. Et
quand la pression est trop forte, je m'en vais courir. Je trouve
l'apaisement que je cherche en longeant la Seine. C'est souvent le
samedi que j'enfile mes baskets. Quel que soit le temps, je suis là,
déterminée à suer. Déterminée également à oublier pour un temps mes
frustrations de notaire célibataire.
Pour cela, la Seine est
idéale. Je cours avec sérieux, et je laisse mon esprit vagabonder au
gré du mouvement de l'eau. J'observe les promeneurs, les autres
joggers. J'en salue quelques-uns de la main, ce sont des visages que je
croise souvent. Mais, alors qu'il serait peut-être plus agréable
d'avoir un compagnon de jogging, de faire la connaissance de quelqu'un
qui partagerait le même loisir, je n'ai jamais adressé la parole à qui
que ce soit. C'est dommage. J'aimerais bien pourtant, mais à chaque
fois qu'un début de conversation s'ébauche, pfft... je m'évanouis dans
la nature. Je m'échappe d'un pas instinctif. C'est plus fort que moi.
Alors, au final, c'est toujours seule que je cours, comme c'est seule
que je mène ma vie.
Je fends l'air, l'air d'un été qui prend
fin. Il fait encore chaud, mais les nuages ne sont plus ceux qui ont
orné le ciel tout au long de la canicule estivale. Aujourd'hui, dès
huit heures du matin, il fait lourd, le ciel est gris et électrique. Ce
n'est pas pour rien que j'ai apporté mon k-way roulé en boule et
accroché à la taille. J'accélère un peu la cadence, je ne voudrais pas
me faire avoir par la pluie. Je n'ai d'ailleurs fait que la moitié de
mon parcours habituel lorsque j'atteins le pont d'Irwyn pour faire
demi-tour.
Je monte les marches et je me demande si je vais la
croiser. Elle, c'est la fille que je croise systématiquement tous les
samedis, quelle que soit l'heure à laquelle je viens courir. C'est
étrange quand même ! C'est un peu comme si elle me guettait et
m'attendait à l'autre bout du pont et que, me reconnaissant, elle se
mette à courir dans ma direction. Je n'ai jamais perçu dans son regard
la moindre bizarrerie, juste un regard entre joggers. En déboulant des
marches, mes yeux ont alors pris l'habitude de la chercher au loin,
pariant entre eux qu'elle ne sera pas là aujourd'hui. Mais pourquoi ne
serait-elle pas là aujourd'hui ? Et pourquoi suis-je à chaque fois
aussi surprise de la voir débarquer ? Cette drôle de coïncidence, cette
incertitude permanente, tout cela pimente mon jogging, et ça m'amuse.
On s'entrecroise, on se sourit, et puis chacune repart dans l'autre
sens.
Quand je reviens à ma voiture, je suis affreusement
essoufflée, mais satisfaite d'être arrivée à temps. L'orage commence à
gronder, et d'ici quelques minutes, sa copine la pluie va rappliquer.
En attendant d'être obligée de me réfugier dans mon habitacle, j'ouvre
la fenêtre de la voiture et allume la radio. J'ai besoin de musique
pour faire mes étirements. Déjà que je m'empêche volontairement de ne
pas encombrer mes oreilles d'écouteurs MP3 pendant que je cours, mon
esprit ne pourrait pas supporter plus longtemps ce vide orchestral.
J'ai l'habitude d'avoir perpétuellement des tas de sons dans ma tête,
je ne pourrais pas vivre sans. Même au cabinet, quand le patron n'est
pas sur mon dos, je sors discrètement la petite radio cachée dans mon
tiroir et, volume minimum, je tourne le bouton. Mes pieds peuvent à
loisir marquer le tempo sous le bureau, à l'abri de ceux qui
trouveraient ça indécent. Mais aujourd'hui, c'est sans gêne que je
monte le son sur le parking, les autres joggers appréciant
indéniablement cette note de bonne humeur après les souffrances de la
course. Je m'étire soigneusement, défiant le regard de ces messieurs
qui me matent sans pudeur. Je ne provoque pas, mais ça ne me déplait
pas de me trémousser avec une fausse réserve et de savoir que je suis
l'objet de quelques désirs. Je suis de ces femmes sur le front
desquelles tous les hommes croient lire Inaccessible. Je sens leur
regard en appétit, mais jamais, jamais ils ne dépasseront cette limite
imaginaire pour venir me draguer. Je dois leur faire peur...