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Les Fausses abandonnées
Les Fausses abandonnées
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29 décembre 2006

Nicole Vivek 1/16

J'habite la très jolie et très huppée ville de Versailles. J'y ai grandi, j'y habite, j'y travaille, ma vie en fait n'a pratiquement connu qu'elle en décor. C'est à la fois rassurant et étouffant. Je ressens souvent le besoin de m'éloigner de ces rues sans surprise. Et quand la pression est trop forte, je m'en vais courir. Je trouve l'apaisement que je cherche en longeant la Seine. C'est souvent le samedi que j'enfile mes baskets. Quel que soit le temps, je suis là, déterminée à suer. Déterminée également à oublier pour un temps mes frustrations de notaire célibataire. 
    Pour cela, la Seine est idéale. Je cours avec sérieux, et je laisse mon esprit vagabonder au gré du mouvement de l'eau. J'observe les promeneurs, les autres joggers. J'en salue quelques-uns de la main, ce sont des visages que je croise souvent. Mais, alors qu'il serait peut-être plus agréable d'avoir un compagnon de jogging, de faire la connaissance de quelqu'un qui partagerait le même loisir, je n'ai jamais adressé la parole à qui que ce soit. C'est dommage. J'aimerais bien pourtant, mais à chaque fois qu'un début de conversation s'ébauche, pfft... je m'évanouis dans la nature. Je m'échappe d'un pas instinctif. C'est plus fort que moi. Alors, au final, c'est toujours seule que je cours, comme c'est seule que je mène ma vie.
    Je fends l'air, l'air d'un été qui prend fin. Il fait encore chaud, mais les nuages ne sont plus ceux qui ont orné le ciel tout au long de la canicule estivale. Aujourd'hui, dès huit heures du matin, il fait lourd, le ciel est gris et électrique. Ce n'est pas pour rien que j'ai apporté mon k-way roulé en boule et accroché à la taille. J'accélère un peu la cadence, je ne voudrais pas me faire avoir par la pluie. Je n'ai d'ailleurs fait que la moitié de mon parcours habituel lorsque j'atteins le pont d'Irwyn pour faire demi-tour.
    Je monte les marches et je me demande si je vais la croiser. Elle, c'est la fille que je croise systématiquement tous les samedis, quelle que soit l'heure à laquelle je viens courir. C'est étrange quand même ! C'est un peu comme si elle me guettait et m'attendait à l'autre bout du pont et que, me reconnaissant, elle se mette à courir dans ma direction. Je n'ai jamais perçu dans son regard la moindre bizarrerie, juste un regard entre joggers. En déboulant des marches, mes yeux ont alors pris l'habitude de la chercher au loin, pariant entre eux qu'elle ne sera pas là aujourd'hui. Mais pourquoi ne serait-elle pas là aujourd'hui ? Et pourquoi suis-je à chaque fois aussi surprise de la voir débarquer ? Cette drôle de coïncidence, cette incertitude permanente, tout cela pimente mon jogging, et ça m'amuse. On s'entrecroise, on se sourit, et puis chacune repart dans l'autre sens.
    Quand je reviens à ma voiture, je suis affreusement essoufflée, mais satisfaite d'être arrivée à temps. L'orage commence à gronder, et d'ici quelques minutes, sa copine la pluie va rappliquer. En attendant d'être obligée de me réfugier dans mon habitacle, j'ouvre la fenêtre de la voiture et allume la radio. J'ai besoin de musique pour faire mes étirements. Déjà que je m'empêche volontairement de ne pas encombrer mes oreilles d'écouteurs MP3 pendant que je cours, mon esprit ne pourrait pas supporter plus longtemps ce vide orchestral. J'ai l'habitude d'avoir perpétuellement des tas de sons dans ma tête, je ne pourrais pas vivre sans. Même au cabinet, quand le patron n'est pas sur mon dos, je sors discrètement la petite radio cachée dans mon tiroir et, volume minimum, je tourne le bouton. Mes pieds peuvent à loisir marquer le tempo sous le bureau, à l'abri de ceux qui trouveraient ça indécent. Mais aujourd'hui, c'est sans gêne que je monte le son sur le parking, les autres joggers appréciant indéniablement cette note de bonne humeur après les souffrances de la course. Je m'étire soigneusement, défiant le regard de ces messieurs qui me matent sans pudeur. Je ne provoque pas, mais ça ne me déplait pas de me trémousser avec une fausse réserve et de savoir que je suis l'objet de quelques désirs. Je suis de ces femmes sur le front desquelles tous les hommes croient lire Inaccessible. Je sens leur regard en appétit, mais jamais, jamais ils ne dépasseront cette limite imaginaire pour venir me draguer. Je dois leur faire peur...

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