Samantha Karmel 9/9
Le bar est pratiquement plein, un peu moins que d'habitude peut-être, mais la charge de travail reste importante. Malgré cela, vers onze heures, Eliyah vient me voir et approche à nouveau ses lèvres de mon oreille :
- " Puisque tu es enfin réveillée, comme je peux le constater, je pourrais peut-être te présenter un admirateur...
- Tu plaisantes ? Qui c'est ?
- Ben, Paul-Emil bien sûr ! Mais ça ne m'étonne pas que tu ne l'aies
pas remarqué, vu que tu n'as jamais eu les yeux en face des trous...
- C'est pas vrai !
- Bien sûr que si c'est vrai. Il veut t'offrir un verre...
- Je ne peux pas, j'ai mon service...
- Écoute joli cœur, c'est moi le patron ici. Alors si je te dis que
tu peux y aller, c'est que tu peux y aller, d'accord ! A moins que tu
ne veuilles pas... mais j'avais cru que...
- Ça va, ça va. J'y vais. Merci."
Je me sers une Adelscott, j'ai la main qui tremble. Eliyah, qui me
surveille attentivement, un sourire au coin des lèvres, me désigne du
doigt la table où est assis le fameux Paul-Emil. Mais ce qu'Eliyah ne
sait pas, c'est que j'avais déjà remarqué ce jeune homme depuis pas mal
de temps. Ses jeans et ses vestes de survêtement, ses cheveux rasés
comme à l'armée, son rhum-coca. J'avais senti ses regards, mais j'étais
trop gênée pour y répondre. Ce soir c'est différent, tout est
différent. Je suis la même, et en même temps j'ai changé. Et s'il
m'invite malgré ça, c'est que je lui plais telle que je suis,
mystérieuse et ondoyante.
- " Bonsoir. Je peux m'asseoir ?
- Bien sûr, Samantha. Je ne demande que ça !"
Jusqu'à minuit, je ne décolle pas de ma chaise. Je lui dis des tas de
choses sur moi, il me parle de lui, je ris. Et pendant tout ce temps,
je ne peux me débarrasser des frissons qui me parcourent tout le corps
comme une décharge électrique. C'est finalement Eliyah qui doit nous
mettre à la porte, car moi, sur mon étoile, j'en oublie le temps,
l'espace, j'en oublie même de l'aider à ranger la salle. Paul-Emil me
raccompagne jusqu'à chez moi. Et puis je me souviens de toutes ces
scènes de baiser au cinéma, celui que l'on fait pour se séparer. Je me
dis que ce ne serait peut-être pas une bonne idée de l'embrasser, que
c'est trop tôt, trop rapide... mais quand il en prend l'initiative, je
me laisse faire avec délice. Le reste de la nuit est tout aussi
délectable. Ses mots doux, ses mains qui réveillent un corps
effarouché, un corps amnésique de tout plaisir sexuel. J'avais oublié
la jouissance de deux corps qui s'emmêlent avec autant d'ivresse et de
chaleur. La découverte de l'autre, si intime ! C'est une révélation
pour tous les deux, après tant d'attente et de désir ! Je m'endors dans
ses bras, épuisée et embrasée d'amour. L'amour est peut-être encore un
grand mot, mais j'ai bien envie de réapprendre à vivre avec... Comment
ai-je pu attendre aussi longtemps ?
Je sais où je me trouve. La patte sur mon épaule me réveille,
mais je ne crois pas que réveiller soit le terme exact. Je suis dans ce
semi-songe que je n'attendais pas si tôt.
- "C'est déjà l'heure ? Juste au moment où...
- Juste au moment où la vie devenait plus attrayante. Mais as-tu bien
compris qu'elle l'a toujours été ? Qu'il n'y avait qu'un pas à franchir
pour le voir ? C'est vrai que c'est dommage...
- N'y a-t-il pas un moyen pour contrer ma mort ?
- J'espérais que tu me poserais la question. Quand je t'ai donné le
défi de vaincre ton mal-être, je ne pensais pas que tu allais te
démener ainsi. Si ce fut une révélation pour toi, ce le fut aussi pour
mon amie la vie et pour moi-même. Ton erreur a été de te punir sans
raison, mais aujourd'hui tu as montré de la force, de la volonté, du
courage. J'aime ce que tu es devenue. Et puis, je ne vais pas te cacher
que je n'avais pas prévu d'emporter deux âmes...
- Deux âmes ?"
Le tigre a disparu. J'ai compris. Une nouvelle vie grandit en moi.