Dana Everyne 14/26
Cela fait une semaine que je repousse tous les jours ma visite chez papa. Je
ne suis pas d'humeur à affronter son monde idyllique, à l'entendre me
parler comme à une petite fille de trois ans. C'est grand-père qui me
rappelle sans arrêt que ce n'est pas bien de manquer à ce rendez-vous.
Je sais que si je n'y vais pas cet après-midi, j'aurai droit à une
leçon de morale ce soir, sur le devoir familial, sur les difficultés de
la vie qu'il faut prendre comme des épreuves, sur un tas de choses que
personne n'aime entendre, et qui sont pourtant d'une grande utilité.
C'est aussi chiant à dire qu'à entendre. J'irai à Sainte-Anne après
manger, le temps de vider mon âme de tout ennui et idée noire, et de la
remplir de bonnes intentions sincères.
En attendant, je relis
attentivement le mail que j'ai reçu, il y a maintenant deux jours, du
Louvre. Avant de partir pour Groix, j'avais en effet déniché une offre
de serveuse pour le bar du célèbre musée et j'y avais envoyé ma
candidature. Je sais que ce n'est pas vraiment le poste de
conservatrice auquel j'aspire, mais il faut un début à tout. Et puis
surtout, il s'agit d'un demi-poste, ce qui me laissera le temps de
continuer mes études. Servir des cafés au Louvre, c'est pas mal, quand
même ! Le mail que j'ai entre les mains me demande d'appeler un numéro
pour fixer un rendez-vous. Cela fait deux jours que je pose le pour et
le contre, que j'envisage l'avenir plus sérieusement. Et là, je me dis
que je n'ai pas le droit de passer à côté de cette opportunité. J'ai
déjà trop attendu, et c'est peut-être trop tard. Ma main tremble
lorsque j'attrape mon portable et que je commence à taper le numéro. Je
scénarise le dialogue dans ma tête, j'essaie de trouver des phrases
accrocheuses, percutantes, je ne veux pas passer pour une cruche au
téléphone, or dès que j'ai quelqu'un à l'autre bout du fil, j'ai cette
impression.
Quand je raccroche, mon cœur cesse de battre, où
alors il bat si vite que je ne le sens pas. Demain, onze heure, porte
du personnel, bureau de Madame Ouissal, un poste pour septembre. J'ai
la tête qui tourne. Mais mon regard s'arrête sur les chiffres digitaux
de ma chaîne-hifi. Il est l'heure de descendre, grand-père
n'apprécierait pas trop de ne rien trouver à manger. On s'est mis
d'accord, je prépare le déjeuner, et lui le dîner.
Tout
en coupant les tomates en dés, je réfléchis. Il va bien falloir que je
dise à grand-père que j'ai peut-être trouvé du travail. Comment va-t-il
prendre la chose ? Je ne lui ai jamais parlé de ce projet. J'attrape le
reste de riz d'hier, je verse mes tomates, je fais suivre le maïs, les
miettes de thon, les dés de mimolette et j'arrose le tout de
mayonnaise. Une jolie salade prête en cinq minutes trône au centre de
la table et attend grand-père. Moi aussi je patiente en mangeant une
tranche de pain-beurre. Grand-père serait bien capable de me convaincre
que ce n'est pas une bonne idée d'accepter cette offre, que je vais
négliger mes études, que j'ai suffisamment d'argent de poche. Il sait y
faire quand il s'agit de convaincre. Mais si je suis réellement attirée
par le job, si j'ai vraiment envie de travailler, ses arguments
n'auront aucun effet sur moi. J'espère être assez forte pour ça.
- " Il n'y a rien à boire ?"
Je sors de ma torpeur pour apercevoir grand-père au-dessus du lavabo,
en train de se laver les mains. Je regarde la table, et souris. J'ai
oublié la bouteille de vin rouge, élixir sans lequel le repas perd
toute saveur. Grand-père se charge d'en sortir une du placard, prend
une bouteille d'eau du frigo, et s'installe en caressant son ventre
bedonnant, comme à son habitude.
- " Faut que je te dise quelque chose, grand-père.
- " T'as trouvé du travail ? "
Il est devin ou quoi ?
- " Je te demande pardon ?
- Fais pas l'innocente, ma chérie ! Toi qui ne reçois pratiquement
jamais de courrier, tu croyais que je n'allais pas remarquer toutes ces
lettres. Il ne faut pas chercher bien loin pour deviner que c'était des
réponses à des candidatures...